Quels sont les ménages concernés ? Quels mécanismes sont actuellement activés pour leur venir en aide ? En quoi le développement des compteurs communicants type Linky et Gazpar, croisé à celui des technologies Big Data Analytics, est porteur d'espoir ? Éléments de réponses.

On parle beaucoup ces temps-ci de la notion de précarité énergétique, de quoi s'agit-il ?

Il s'agit d'identifier les ménages qui auraient des difficultés à assurer leurs besoins énergétiques fondamentaux. On peut caractériser le phénomène selon trois approches différentes : le taux d'effort énergétique (TEE), l'indice « froid » et l'indice bas revenus dépenses élevées (BRDE), chacune identifiant un type de population différent. Selon la façon dont on compte, on estime que 10% à 20% des ménages français sont concernés.

L'indice TEE identifie plutôt de grands logements anciens en zones rurales, où vivent la plupart du temps des personnes âgées. Le second indice « Froid » concerne davantage les jeunes ménages, souvent inactifs, locataires de logements collectifs chauffés au fioul en zones urbaines. Le troisième indice BRDE identifie plutôt des ménages jeunes inactifs locataires en zones périurbaines. Il est intéressant de constater que cela couvre des réalités assez différentes.

Pour lutter contre la précarité énergétique, on pense à aider les consommateurs en situation de précarité à payer leurs factures. C'est dans ce sens que va par exemple l'article 60 du projet de loi sur la transition énergétique, qui propose la création d'un chèque vert. L'initiative vous semble-t-elle pertinente ?

Ce genre d'initiative est nécessaire, un chèque, c'est toujours utile quand on est dans la précarité pour payer les factures. Mais cela ressemble à un pansement si on se place du point de vue des enjeux de la transition énergétique. Le vrai sujet est de savoir comment sortir de la précarité pour ces ménages. Ce chèque devrait davantage avoir vocation à investir, pour aider les ménages à s'équiper et à recevoir des factures moins élevées à l'avenir, qu'à leur permettre de payer sporadiquement ces factures. C'est dans ce sens que vont par exemple l'éco-prêt à taux zéro ou les aides allouées par l'Anah.

En 2009, le rapport sur la précarité énergétique du Grenelle de l'environnement proposait la création d'un observatoire dédié. Cet observatoire est né en 2012. Il a notamment pour vocation de mieux caractériser la précarité énergétique, en recueillant « des données statistiques croisées de natures économiques, sociales, sanitaires et techniques ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

L'objectif est effectivement ici d'arriver à mieux croiser les données, entre données privées et publiques, le tout dans une problématique de respect de l'intimité. L'anonymisation, le traitement par zonages géolocalisés, le cryptage réversible sous condition contrôlée d'accès sont des possibilités qui sont en cours de discussion pour les données de Santé dans le cadre de l'article 47 de la nouvelle loi discutée au Parlement à partir du 7 avril. Pourquoi ne pas envisager le même type de réflexion pour l'énergie ?

Vous proposez, pour parvenir à mieux cerner le phénomène et donc à mieux le combattre, de croiser les données récoltées par les compteurs communicants Linky, Gazpar et d'autres bases de données par le biais de technologies Big Data Analytics. Quelle serait la valeur ajoutée de cette mutualisation ?

Jusque ici, la consommation d'électricité était pour nous tous un territoire obscur, avec au mieux un ou deux index par an. Difficile d'en faire un sujet de conversation le matin à la cafeteria avec ses collègues ! Grâce à ces compteurs, nous allons avoir une visibilité beaucoup plus fine, les données pourront être récoltées heure par heure via Linky et jour par jour via Gazpar, et qui va permettre d'observer les comportements et les modes de consommation. Si ces données de comptages sont précieuses, elles ne suffisent cependant pas en soi. La valeur ajoutée tiendra au croisement de ces informations avec d'autres éléments, d'autres données, publiques ou privées, croisement qui nous permettra d'apporter des solutions concrètes notamment au problème de la précarité énergétique.

Quel organisme a vocation à piloter cette technologie ?

Capgemini Consulting ne se prononce pas sur ce sujet, mais ce qui est certain, c'est que chacun détient, grâce à ses données, un bout de la vérité. La transition énergétique suppose la mise en place d'offres intégrées qui prennent en compte des dimensions techniques, sociales, budgétaires, dépendant non seulement de la maison, mais en plus du quartier et d'autres mailles urbaines, c'est pourquoi on a besoin de croiser ces données. Nous pensons par ailleurs que l'avènement du Big Data est consubstantiel avec celui de démarches beaucoup plus partenariales entre business d'origines différentes. Le passage au Big Data est par exemple un enjeu non seulement au sein des business units d'une entreprise donnée, mais aussi dans la façon dont cette entreprise pourra marier et accroitre ses forces dans de bonnes conditions en mutualisant ses données avec celles d'entreprises partenaires.

Pour en revenir au sujet de la précarité énergétique, les sources de données proviennent d'horizons très variés. Les acteurs en possession de ces données sont aussi bien les réseaux de distribution que les énergéticiens, les entreprises de services, les services sociaux, les collectivités locales, l'Observatoire de la précarité… Tout l'enjeu sera d'organiser un croisement de ces données dans de bonnes conditions de protection de chacun, tout en permettant de tirer la valeur sociétale et économique.

Au-delà d'aider à radiographier la précarité énergétique et à dresser un plan d'action, on sait que les compteurs communicants type Linky et Gazpar ont vocation à encourager les Français à consommer moins. Ne constituent-ils pas déjà en soi des réponses à la précarité énergétique ?

Gazpar et Linky sont avant tout des infrastructures, qui ne seront rentabilisées du point de vue de la société française que si elles sont utilisées proactivement auprès d'une part importante de Français à la fois pour faire de la maîtrise de l'énergie (MDE) et de la flexibilité. Concernant cette dernière, cela veut dire sortir massivement des tarifs existants et surtout des tarifs plats, et les faire évoluer Plus que la maitrise de la demande en énergie (MDE), ce que permettent les compteurs communicants c'est une certaine flexibilité, de déformer les courbes de charge, en proposant un prix du kilowattheure moins élevé à certaines heures, bien que plus cher à d'autres. Avec des tarifs bien faits et équitables, cela aide à globalement diminuer le coût de la fourniture en invitant à consommer à de meilleures heures.

Concernant la MDE à proprement parler, il s'agit ici effectivement d'économiser de l'énergie, mais encore une fois, si le compteur communicant est essentiel, il ne fait pas tout. L'impact va dépendre de la façon dont les données sont utilisées et enrichies pour identifier les gisements d'économies d'énergie (quels types, à quels endroits, chez quels clients ?), améliorer les offres (de matériels, de services), et pour construire des programmes de demand side management (DSM) efficaces et pertinents. Le client économisera des kilowattheures grâce à l'offre, aux services d'accompagnement et à l'apport de valeur qui lui seront proposés par des acteurs de différents types. C'est sans doute l'aspect le plus difficile des choses : quels investissements pertinents dans des outils de pilotage électronique ? Comment utiliser les mégadonnées pour « booster » les travaux de rénovation des habitats adaptés à chaque cible ? Les données fines récoltées par Linky et Gazpar permettront de réaliser des économies, oui, si les acteurs qui les utilisent ont comme vocation commerciale de faire des offres dans le sens d'une économie forte du volume d'énergie consommé.

Où en est la France en termes de déploiement des compteurs communicants par rapport aux autres pays ?

La France possède l'un des plus grands programmes de déploiement de compteurs au monde, avec 32 millions de compteurs Linky à venir d'ici 2021, 35 millions à terme, compteurs possédant de nombreuses fonctionnalités. À titre de comparaison, la Suède, qui a été un des premiers pays à lancer des compteurs communicants, n'a pas conçu initialement des boîtiers aussi smart que les nôtres : l'objectif était la télérelève automatique d'index mensuel, ce qui est pauvre fonctionnellement.

Vous préconisez un changement de paradigme profond, une nouvelle ingénierie sociale autour de la consommation d'énergie, pouvez-vous nous en dire plus ?

La question est de savoir comment passer d'un univers où l'on paye le kWh avec peu de CAPEX, des coûts relativement modérés d'installations et de bâtiments, à un univers où l'énergie est plus précieuse et où le curseur se déplace vers plus d'investissement dans les murs, les équipements et l'intelligence, et si cela est bien fait des coûts d'énergie proprement dite plus marginaux.

Ce nouveau modèle s'adresse surtout à des clients qui peuvent se le permettre financièrement. Le problème est donc que ceux qui en auraient le plus besoin sont également a priori les moins susceptibles d'en bénéficier, pour des raisons d'accès difficile au financement initial, aux travaux et à l'éducation sur ce sujet. L'analyse de méga-données offre de belles promesses puisqu'elle permettra d'identifier ceux qui ont besoin d'aides au financement et de tarifs de première nécessité alors qu'ils ne sont, selon nos estimations, que 50 à 60 % de ce segment de public « précaire » à ne bénéficier pour l'instant ne serait-ce que du chèque énergie. Dans un second temps, il faut arriver à monter des offres qui soient les plus pertinentes pour ces cibles-là, innovantes et surtout valorisantes, en passant par des partenariats avec les pouvoirs publics locaux ou avec le privé. Le tout dans une logique à la fois marketing et commerciale de type « Bottom of Pyramid », mais avant tout d'ingénierie sociétale.

Peut-on parler d'un modèle de décentralisation énergétique chapeautée par le Big Data ?

Pas chapeautée, non. Nous ne voulons pas de Big Brother, je ne crois pas que tout ça pourra se mettre en place si ce n'est pas fait proprement du point de vue de la protection des individus. Il y a un point qui est absolument clé, c'est la façon dont on mettra en partage ces données tout en protégeant la maille individuelle. Il y a des solutions pour cela, qui existent d'ailleurs depuis très longtemps dans la pharmacie par exemple. Dans ce secteur, le partage de données existe depuis 40 ans. Les données existent pharmacie par pharmacie, cependant la loi a fait en sorte que ce partage de données ne soit organisé qu'au niveau du quartier.

Dans les approches d'analyses partenariales de méga-données, un point clé est le cryptage des données. Chacune des parties prenantes peut partager ses données en ayant crypté le client dont il s'agit afin que personne ne sache qui il est. Les méga-traitements à partir du croisement des données de différents partenaires enrichissent ensuite la connaissance. La valeur ajoutée est ensuite restituée à chacun des acteurs, qui peuvent décrypter et retrouver « leur » client, ceci dans le respect de la protection de l'individu au niveau partagé. Globalement, il reste beaucoup de champs à ouvrir, notamment en termes de protection de l'individu et de solutions techniques à apporter.

 

Diplômé de l'École Polytechnique et de l'ENPC en ingénierie industrielle, Alain Chardon a commencé sa carrière de consultant en stratégie, marketing et ventes en touchant à tous les secteurs (industrie lourde, santé, automobile, construction, services financiers et télécommunication) avant de se spécialiser en 2004 dans le domaine de la transition énergétique appliquée aux entreprises et aux stratégies publiques.

Il développe aujourd'hui l'offre Transition Energétique de Capgemini Consulting, où il construit et coordonne des solutions durables pour résoudre les problèmes de stratégie et transformation "Blanc, Vert, Noir" de ses clients. 

Plus d'informations sur le site de Capegemini Consulting.

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.